L’utilisation d’outils chez les sangliers…

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Première observation de l’utilisation d’outils chez l’espèce Sus cebifrons, ouvrant le champ à de nouvelles recherches dans le domaine de l’intelligence porcine, à l’image du célèbre roman de Georges Orwell, La Ferme des Animaux
Je vous résume ici les grandes lignes de l’étude menée au sein de la Ménagerie du Jardin des Plantes de Paris sur les sangliers des Visayas.


Utilisation d’outils… cela veut dire…

Commençons par définir ce que nous entendons par utilisation d’outils chez les animaux. N’allez pas imaginer comme dans le roman de Georges Orwell, des animaux pouvant former une révolte contre les humains et initier une société sur le mode du communisme, avec à sa tête une élite de cochons, dirigée par Sage l’Ancien, reconnu pour ses grandes aptitudes intellectuelles.

Une définition éditée en 2008 par St Amant et Horton, tend à l’unanimité : « effort de contrôle d’un objet librement manipulable (outil) dans le but de (1) altérer les propriétés physiques d’un autre objet, ou substance ou matière (la cible, qui peut être l’utilisateur de l’outil ou même un autre organisme) via une interaction mécanique dynamique et de (2) moduler le flux d’informations entre l’utilisateur de l’outil et l’environnement ou d’autres organismes dans l’environnement » [transmission entre individus et proprioception].

Il existe de nombreuses études dans le règne animal concernant la manipulation d’outils soit pour la recherche de nourriture soit pour la construction de l’endroit dédié à recevoir la progéniture, notamment chez les vertébrés. Les cochons sont réputés pour leur intelligence mais étonnamment aucune recherche n’a encore été faite sur ce type de comportement… jusqu’à ce jour !
Ces deux aspects comportementaux requièrent une certaine représentation mentale des sources de nourriture non directement accessibles par exemple, de même que la potentialité d’utilisation d’outils dans ces tâches. Celles-ci présentent donc les bases cognitives éventuelles à l’utilisation d’outils.


Portrait des sangliers des Visayas

L’espèce Sus cebifrons est une espèce endémique de sangliers, originaire des îles Visayas aux Philippines. Elle est en danger critique d’extinction selon l’IUCN, du fait de la destruction de son habitat, de la chasse mais aussi des hybridations avec d’autres espèces et l’émergence de nouvelles maladies. Depuis 2007, un plan d’élevage européen (EEP) lui est dédiée.

Ce sont des animaux sociables. Ils vivent le plus souvent en groupe matriarcaux de 2 à 5 individus, laies et progénitures. Les mâles restent en périphérie du groupe et, après deux ans, sont plutôt solitaires, hormis en période de reproduction (novembre à janvier).
La femelle la plus âgée est la dominante (comme chez notre cher Georges Orwell, où Sage l’Ancien est le verrat le plus âgé et le plus gros, mais petite différence, il s’agit d’un mâle).
Leur allure de marche est le pas alterné ou le trot. Ils creusent à même le sol des bauges, lieu fangeux (fait de boue et végétaux) où ils se reposent. Ces endroits diffèrent d’un jour à l’autre, à part pour les femelles proche du terme qui sont, elles, plus sédentaires.

Pourquoi une telle étude chez les sangliers des Visayas ?

Nous avons vu plus haut que la recherche de nourriture et la construction de nid présenteraient les bases possibles de l’acquisition de la capacité à utiliser des outils. Or les cochons des Visayas présentent ces deux traits comportementaux. Ils collectent souvent des objets avec leur gueule et procèdent à des investigations en les mastiquant, les lançant en l’air… La construction du nid pour la mise bas, chez ces animaux, nécessitent également la manipulation de matériaux divers comme des feuilles, branchages et autres végétaux. Le comportement social associé à ces traits rend cette espèce particulièrement docile à l’acquisition de la capacité à utiliser des outils. de plus, on peut supposer une transmission de la nouvelle compétence ainsi développée entre les congénères, transmission horizontale (femelle à mâle) et verticale (mère vers fille), un des points de la définition de St Amant et Horton (2008).

C’est une observation accidentelle, à l’image d’une anecdote que l’on se raconte entre collègues, qui enclencha l’étude menée par M. Root-Bernstein et al. (2019) à la Ménagerie du Jardin des Plantes à Paris.
Comme elle l’explique dans l’article, une femelle sanglier disposait des feuilles dans son nid, les poussant d’abord avec son nez, puis à un moment elle utilisa un morceau d’écorce de façon assez rapide et énergique pour creuser le sol. Elle réitéra son action plusieurs fois. Aucun soigneur n’avait remarqué ce comportement atypique, ni dans les autres parcs zoologiques détenant également des sangliers.
Il fallait donc confirmer ou réfuter cette première observation en tant que manipulation d’outils et, si tel était le cas, définir dans quel contexte cela se produisait.


Méthode

Trois études furent menées, découlant les unes des autres :
(1) tester l’utilisation d’outils lors de la recherche de nourriture
(2) tester l’utilisation d’outils lors des périodes de reproduction
(3) tester les conditions menant à l’expression du comportement

Il s’agit d’étude comportementale basée sur l’observation des individus dans leur milieu de vie (ici la Ménagerie du Jardin des Plantes de Paris), d’un relevé précis des comportements définis à l’avance grâce à un éthogramme. Des analyses statistiques sur ces données permettent de consolider les faits qui ressortent de ces études consécutives.
L’équipe a du définir la période la plus propice pour chaque observation et tester des enrichissements différents éprouvant les hypothèses formulées.

Groupe d’étude : groupe formé d’une femelle âgée (Priscilla), de ses deux filles et d’un mâle (Billie).

(1) Observations durant le nourrissage et l’heure qui suit, avec mise à disposition de branches simultanément à la nourriture
(2) Observations en octobre 2016 (période de reproduction) en fin d’après midi jusqu’à la fermeture du parc, moment où les sangliers semblent plus sereins, le nombre de visiteurs diminuant.
(3) Observations au même moment de la journée et en période de gestation (mars-avril 2017), en donnant des outils de formes différentes


Résultats

(1) L’utilisation d’outils ne se produit pas lors de la recherche de nourriture. Les sangliers n’ont présenté que le comportement de fouiller le sol avec le groin.

(2) La manipulation d’objet dit instrumental (outil) lors de la phase de construction du nid appartient au répertoire comportemental du sanglier car ce comportement survient dans une séquence comportementale précise. L’outil est principalement manipulé par la femelle dominante (Priscilla) mais aussi une de ses filles. Le mâle (Billie) a tenté de l’utiliser après que le femelle l’ait utilisé mais la séquence fut incomplète. On parle donc de tentative.

(3) L’utilisation d’outils est dépendante du contexte, et débute à partir de la troisième étape de la séquence comportementale « construction du nid ».
Tous les individus participent à cette séquence mais leurs comportements n’apparaissent pas réellement orientés vers un but, et ils ne semblent pas avoir les mêmes critères pour la construction du nid.
Il a est à noter que cette séquence n’est initiée que si il y a présence de végétation fraîche dans l’enclos.
L’utilisation de l’outil est portée généralement par un seul individu, soit la femelle la plus âgée soit par celle la moins dominante.
L’équipe n’a pas pu mettre en évidence une préférence particulière pour le design de l’outil.


Discussion

Les résultats obtenus apportent tous la preuve que la manipulation d’outils n’est pas accidentelle chez les sangliers des Visayas. Il s’agit d’une manipulation d’objet externe se produisant, exclusivement et régulièrement, à l’occasion d’un séquence d’action répétée ayant un but précis (la construction du nid lors de la période de reproduction), et ayant comme conséquence la modification du sol et du manipulateur lui même (disposition physique), comme le définissent St Armant et Horton (2008).

Origine du comportement ?
Pour les auteurs, l’origine serait à chercher au niveau du comportement typique des sangliers quand ils sont en présence de feuilles fraîches par exemple. Ils tiennent dans leur gueule les végétaux et secouent la tête dans un mouvement se rapprochant de celui effectué lors de l’utilisation d’outils pour aménager le sol.

Il est a souligner que l’étude démontre également que ce comportement ne peut pas être un comportement stéréotypique engendré par le stress de la captivité comme Mason (1991) l’a décrit (parcourir le même parcours, tourner ne rond, mâcher des objets, …). Effectivement la manipulation d’outils est effectué dans de rares cas et dans un contexte précis, en réponse à un événement extérieur.

Maintien du comportement ?
Les auteurs se sont demandés pour quelles raisons cette innovation comportementale qui, même si elle existe, ne se produit pas clairement à chaque fois, peut se maintenir dans le répertoire comportemental.

Cette innovation comportementale est loin de remplacer l’action de creuser avec le groin ou les pattes lors de la séquence de construction du nid. Elle la complète, s’établissant à la fin de cette séquence d’activité de nidification.
C’est sur cet aspect que l’une des hypothèses, quant à la conservation par les sangliers de ce comportement, est postulée. En effet la conséquence de la survenue de ce comportement serait un flux d’informations arrivant au manipulateur sous la forme d’un retour proprioceptif. Je vous explique…
La proprioception est le perception, le plus souvent inconsciente, que l’on a de la position de notre corps dans l’espace. Cette perception assure l’équilibre, le contrôle des mouvements et renseigne sur l’activité de notre corps.
La réalisation du comportement engendrait alors un sentiment de bien-être, de récompense (construction du nid plus efficace). C’est le principe qui régit l’apprentissage par récompense comme en éthologie. L’animal adopte un comportement donné dans un contexte donné car il sait qu’il en obtiendra une récompense.

Autre hypothèse : c’est un comportement ayant une fonction claire et adaptée mais dont le sens n’a pas été saisi lors de l’étude. Par exemple au lieu de supposer que ce comportement rend plus efficace l’aménagement du nid, on peut supposer qu’il s’agit d’un signal informant que le nid est presque achevé, d’où son maintien dans le répertoire comportemental des sangliers.

Quelques observations nécessitant des données complémentaires
Les trois étapes de la séquence de construction du nid, décrites dans l’étude, ne semblent néanmoins pas suivre une suite précise à chaque itération. Aucune femelle n’étant gestante la motivation a mener cette séquence à terme était faible au cours de l’étude, ce qui expliquerait cette disposition aléatoire des étapes. Mais des données d’autres parcs zoologiques et d’études in situ sont indispensables pour éclaircir ce point.

La participation du mâle à cette activité de nidification n’est pas documenté mais ne semble pas faire partie de son répertoire comportemental, selon Pzybylska (2014). Une modification de l’expression des gènes et donc des taux d’hormones pourrait en être la cause.


L’observation inédite de l’utilisation d’outils chez l’espèce Sus cebifrons, alias le sanglier des Visayas, est confirmée par cette étude. Elle ouvre la voie à de nouvelles recherches dans ce groupe phylogénétique concernant leurs capacités intellectuelles, l’apprentissage et la transmission culturelle entre les individus.


M. Root-Bernstein, T. Narayan, L. Cornier, A. Bourgeois, 2019, Context-specific tool use by Sus cebifrons, Mammalian Biology 98 (2019) 102-110.
doi : https://doi.org/10.1016/j.mambio.2019.08.003

R. St Amant, T. E. Horton, 2008, Revisiting the definition of animal tool use, Animal behaviour, 75(4), 1199-1208.
doi : https://doi.org/10.1016/j.anbehav.2007.09.028

G. J. Mason, 1991, Stereotypies: a critical review, Animal behaviour, 41 (6), 1015-1037.
doi : https://doi.org/10.1016/S0003-3472(05)80640-2

L. Przybylska, 2014, EEP Visayan Warty Pig Stud Book : Sus cebifrons Negrinus. EEP publication.