La dispersion des animaux et l’organisation sociale sont souvent expliquées par : soit la dispersion hétérogène de la nourriture, soit par la proximité d’individus apparentés. Ce dernier facteur joue sur les coût-bénéfices des individus, principe dirigeant leurs interactions.
Mais qu’en-est-il des animaux solitaires ? Quel est leur mode de dispersion, est-ce que ces facteurs les influencent autant que les animaux vivant en groupe ? Il est étonnant de trouver très peu d’étude sur ce point.
L’équipe de M. Aronsson et al. (2020) s’est penchée sur le cas des animaux solitaires et notamment les prédateurs qui intrinsèquement voient leur dispersion plutôt liée à l’abondance ou non de nourriture. La multiplication d’études démontrant le partage des ressources alimentaires avec des conspécifiques pour des animaux solitaires nous oblige à nous demander si leurs organisations spatiales dépendent également de leurs relations de parentés et des chevauchements des aires de répartition respectives.
En règle générale, l’importance des aires de répartition répond aux besoins des individus en termes de ressources alimentaires et doit supporter l’apport de nouveaux individus en période de disette, c’est-à-dire que le chevauchement des aires de répartition est plus importante lorsque les ressources de nourritures sont hétérogènes. Chaque individu agrandit son territoire engendrant de ce fait un chevauchement des aires.
Nous savons que le partage des ressources entre parents n’apparaît pas comme un coût sur la fitness des individus, jusqu’à une certaine limite définie par la loi d’Hamilton. Cette dernière explique que le produit du degré de parenté (r) par le bénéfice (b) doit être supérieur au coût engendré (c), afin que ce partage de ressources ne désavantage pas les individus soit rb>c. Mais pour les prédateurs solitaires ?
Modèle et site d’étude
Ils ont choisi le lynx boréal (Lynx lynx), félin solitaire et territorial, vivant sur de grands espaces. C’est un chasseur nocturne qui n’a pas de gîte fixe. Les aires de répartitions se chevauchent pour ce qui est des mâles et des femelles lors des période d’accouplement et de l’élevage des jeunes.
Deux aires d’études sont considérées car caractérisées chacune par des proies différentes, ayant des modes de répartition différents. Au Sud il s’agit de chevreuil d’Asie (Capreolus capreolus), dont la dispersion est assez homogène et prédictible tout au long de l’année; et au nord de rennes (Rangifer tarandus) dont la répartition est plus hétérogène du fait notamment de leur migration en automne vers l’est pour y trouver de l’herbage.
Lynx boréal dans le parc national de la forêt Bavaroise
Wikimedia (c)
Le lynx des régions sud montre un plus grand taux de reproduction et un âge plus jeune pour la première parturition que dans les régions nord où la nourriture y est plus incertaine.
Il y a un biais de dispersion en faveur des mâles avec un tiers des femelles sub-adultes qui restent à proximité de leur territoire natal. Ce phénomène permet aux chercheurs de mettre à l’épreuve leur théorie concernant l’influence de la proximité des conspécifiques apparentés, sur la dispersion des individus.
Les données utilisées sont issues d’échantillonnage datant de 1997-2010 pour le sud et de 1994-2010 pour le nord, s’appuyant également sur des études génétiques réalisées en amont permettant d”accéder aux relations de parenté des lynx étudiés.
Résultats
Il a été démontré que les aires de répartition, pour les mâles comme pour les femelles sont plus grands au nord qu’au sud, en lien avec la disponibilité des ressources alimentaires, induisant un chevauchement plus important au nord.
Pour les femelles:
Le chevauchement se réalise plus spécifiquement entre mères et filles quand les ressources sont imprédictibles et partagées. Il n’est cependant pas expliqué par le simple fait du voisinage des parents car au nord et au sud la proportion de parents est sensiblement la même pour les femelles. Ainsi comme au nord la nourriture a une variation saisonnière, les grands espaces pourvoient aux besoins alimentaires. Lorsque l’abondance de proies augmente, les aires de répartitions ne se réduisent pas, impliquant donc le partage des ressources. Mais le bénéfice sur la fitness individuelle est bien réel pour celui qui “donne” car les rôles s’inversent en fonction des saisons. Le donneur devient le receveur et vice-versa.
Ce constat n’est pas applicable au sud car les proies sont prévisibles et assez abondantes pour que les femelles n’aient pas à partager leur espace de vie, été comme hiver.
Schéma de la répartition des proies du lynx en fonction des régions d’étude nord/sud,
superposée aux aires de distribution, en hiver et en été
Production personnelle
Pour les mâles :
Les grandes aires de distribution sont susceptibles de se chevaucher du fait de leur recherche de partenaires et de nourriture. En effet, il est plus difficile de défendre un grand territoire qu’un petit, surtout quand les ressources sont faibles.
Le chevauchement des aires est guidé par les dyades mère-fille, pour les femelles, dans les zones où les ressources sont dispersées et peu abondantes. Les autres dyades se forment sur un même degré relationnel s’articulant autour des principales dyades mère-filles. Les auteurs n’ont pu monter que la reconnaissance d’apparentés (apprise ou phénotypique) est à la base de ces chevauchements.
Conclusion
La principale conclusion de cette étude est de préciser que même les prédateurs solitaires modifient l’utilisation de leur aires de répartition en fonction de certaines conditions de ressources alimentaires et du voisinage d’individus apparentés.
On retient donc
- ressources imprédictibles et dispersées = aires agrandies = chevauchement des aires entre individus au degré de parenté proche (mère-fille)
- ressources prédictibles et homogènes = aires non chevauchantes et pas de partage de ressources entre individus
M. Aronsson, M. Åkesson, M. Low, J. Persson, H. Andrén, 2020, Resource dispersion promotes kin selection in a solitary predator, OIKOS
https://doi.org/10.1111/oik.07258