Guerre froide et conservation de la biodiversité… Y-a-t-il un lien ?

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Non, ne vous inquiétez pas je n’ai pas changé de thème pour les articles ! Mais il se trouve que pour une fois un épisode de notre Histoire va se révéler utile pour sauver la plus grande espèce de poisson vivant dans nos océans… le requin baleine. Partons à l’assaut des mers !

Pour qu’un programme de conservation soit viable, on doit connaître au mieux la biologie de l’espèce menacée, même s’il y a toujours des lacunes. Une des informations à connaître est l’âge des individus constituant la population. En effet, une mésestimation de cet âge entraîne l’écroulement du programme. Par exemple, si l’on considère les femelles en âge de procréer alors qu’elles ne sont plus en capacité de se reproduire, l’espèce est condamnée malgré les mesures prises.

Comment estime-t-on l’âge des poissons ?

Estimer l’âge des poissons s’appelle le sclérochronologie et dépend de l’espèce considérée. Elle se fait par études de pièces calcifiées et notamment des otolithes, concrétions de l’oreille interne. On peut aussi utiliser des écailles, des os operculaires, des rayons de nageoires et des vertèbres. La méthode ressemble à celle utilisée pour les arbres revenant à compter le nombres de stries sur une section du tronc représentant le nombre de saisons passées. Ici c’est la même choses, le calcaire enregistre les épisodes de vies du poissons, et chaque bande formée dans ces structures représente une année.
Pour les poissons tels que les requins, le nombre de bandes de croissance vertébrale nous renseigne plus ou moins exactement sur leur âge. La certitude n’est donc pas de mise car la formation des bandes dépend fortement des conditions de milieu qu’a rencontré le poisson et n’est donc pas régulière.

Pour ceux qui ne savent plus très bien en quoi consiste la Guerre Froide, un petit encart historique. Il s’agit d’une période de fortes tensions géopolitiques, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, entre le bloc de l’Ouest constitué des États-Unis et leurs alliés, et le bloc de l’Est constitué par l’Union des républiques socialistes soviétiques et ses États satellites. Ces deux blocs dotés de moyens militaires considérables (notamment l’arme nucléaire), défendaient des systèmes idéologiques et économiques antinomiques. Ils ont alors de part et d’autre réalisé des essais de tirs nucléaires, augmentant temporairement le niveau de carbone 14 dans l’atmosphère, se répandant par la suite dans tous les réseaux trophiques et intégrant dès lors les organismes vivants. On décèle encore de nos jours un niveau persistant de carbone 14 pouvant être daté de cette période.

L’équipe de recherche pose le postulat que la présence de carbone 14 dans les structures utilisées pour l’estimation des âges des poissons, permettrait de confronter cette dernière à une valeur référence et donc de réfuter ou de confirmer l’âge estimé. Concrètement, on compare la valeur de l’isotope au moment du dépôt de la bande de croissance avec une chronologie des isotopes d’âge connu, définissant alors l’âge de cette bande et par extension l’âge de l’individu.

Modèle d’étude et échantillons

Le requin baleine (Rhincodon typus) est le poisson le plus grand sur Terre, vivant dans les mers chaudes et tropicales. Migrateur et filtreur, il se nourrit de plancton et de petits poissons. Généralement solitaire et pélagique, il se regroupe lors des périodes de reproduction et de celles des coraux car se nourrissant de la soupe laiteuse qu’ils rejettent. Sa longévité est de 100 à 150 ans, il ne présente pas de comportement agressif, il n’a qu’à craindre l’Homme ou quelques requins et orques opportunistes. C’est un élément essentiel dans beaucoup de programme d’éco-tourisme, tant il fascine.
Mais il est classé “en danger” par l’UICN depuis 2016, imposant alors de mettre urgemment en oeuvre un programme efficace de conservation et donc de connaitre l’état de la population. Les seules données disponibles proviennent d’animaux échoués ou capturés et dont l’extrapolation des âges et celle de la constitution de la population ne sont pas certifiées.

Les échantillons utilisés proviennent de collections déjà utilisées dans une étude antérieure (Hsu et al., 2014), mais aussi récupérés sur des individus échoués sur les côtes du Pakistan.

Résultats

Pour chaque vertèbre, les chercheurs ont comptabilisé le nombre d’anneaux de croissance, reconnaissant facilement le premier car le plus foncé. Plus l’âge avance, moins les bandes sont larges.
Les âges sont déterminés de 2 manières, en comptabilisant les bandes représentant les années, et en comparant la valeur de l’isotope carbone 14 dans la dernière bande avec la chronologie des valeurs de références connues pour les mers, grâce notamment aux essais atomiques après le Seconde Guerre Mondiale (NWA reference).
Jusqu’à 50 ans, le comptage des bandes est assez facile et donne une très bonne estimation des âges des requins baleines. Le problème pourrait venir des âges plus avancés avec cette difficulté de comptabiliser correctement les bandes ou alors du fait qu’elles ne se forment plus régulièrement dans le temps comme c’est le cas chez d’autres espèces de requins.
Néanmoins, l’étude prouve que chez les requins baleines, du fait de leur grande taille apparemment (donc une croissance lente), les bandes apparaissent de manière régulière, permettent toujours d’avoir accès par simple dénombrement à l’âge réel des individus.

Une étude récente de (Hsu et al., 2014) a supposé que les bandes de croissance pourraient se former de manière bisannuelle. Par exemple un individu présentant 42 bandes de croissance ne serait âgé que de 21 ans. Or la présente étude réfute ce fait, ce qui engendre une sur-estimation de la composition de la population en individus jeunes.

Un autre point soulevé par l’étude est la sur-estimation des taux de croissance et la sous estimation de la longévité, par une mauvaise relation entre les données métriques des individus et leurs âges (trop peu de données), entraînant potentiellement le “crash” de la population. En effet si les données de viabilité et mortalité ne coïncident pas avec la réalité, les programmes de protection ne peuvent être concluant, car ces animaux ont une maturité tardive, une assez grande longévité et une croissance plutôt lente. Les gestionnaires des zones protégées ont besoin de données précises sur lesquelles s’appuyer afin de savoir exactement quelle population occupe l’espace et de déterminer les mesures à prendre pour la pérennité de l’espèce. Il apparaît que la mortalité est principalement due aux activités anthropogéniques telle que les collisions avec les bateaux en pleine mer. De plus les juvéniles (n’ayant pas pu encore se reproduire) sont les plus vulnérables face aux prédateurs.

Conclusion

La valeur étalon en carbone 14 fournie par les essais nucléaires de la Guerre Froide a permis de définir avec plus de précision les données de l’historie naturelle des requins baleines, à savoir les bandes de croissances formées au niveau des vertèbres. Ces données croisées avec celles de l’identification photographique permettent alors d’avoir une image plutôt réaliste du statut de la population des zones considérées.
Ces nouvelles informations permettront alors aux gestionnaires des programmes de conservation et protection du requin baleine d’ajuster leurs futures actions.

J. J. L. Ong, M. G. Meekan, H. H. Hsu, L. P. Fanning, S.E. Campana. Annual Bands in Vertebrae Validated by Bomb Radiocarbon Assays Provide Estimates of Age and Growth of Whale Sharks, Front. Mar. Sci., 06 April 2020 
https://doi.org/10.3389/fmars.2020.00188