La ponctualité exemplaire du rorqual bleu

Publicités

Le changement climatique pourrait avoir de graves conséquences sur la synchronisation des rythmes entre proies et prédateurs. Le rorqual bleu ou baleine bleue (Balaenoptera musculus) effectue de grandes migrations entre ses aires de reproduction et d’alimentation. Pour lui le temps est précieux, comme le lapin d’Alice au Pays des merveilles. Ce dernier a une montre mais quels indices suit notre rorqual pour être à l’heure ?


La synchronisation de la disponibilité en proies et de la présence de leurs prédateurs est un facteur clé pour la bonne santé d’un écosystème et de la préservation de la biodiversité. Mais le réchauffement climatique induit des changements dans les pics de production océanique au niveau du zooplancton entraînant une cascade d’effets délétères jusqu’au dernier maillon de la chaîne. Si tous les pics sont décalés dans le temps et que les prédateurs ne sont pas “au bon endroit au bon moment”, ils risquent leur survie.
On pourrait se dire que les espèces migratrices ont la capacité d’atténuer les écarts en diminuant soit le temps de nourrissage soit le temps alloué à la reproduction. Mais s’ils ne peuvent se nourrir correctement, et suite à leur migration vers les zones de reproduction qui va les épuiser, leur fitness dans ces zones sera diminuée, réduisant leur chance de reproduction.

Modèle d’étude

Pour comprendre comment fonctionne le mécanisme permettant aux prédateurs d’ajuster leur déplacement et leur timing en fonction de la disponibilité des proies, c’est-à dire la plasticité migratrice, l’équipe de A. R. Szesciorka et al. a décidé d’étudier le baleine bleue (Balaenoptera musculus) ou rorqual bleu. En effet, ce mammifère marin parcourt de grandes distances entre ses différentes aires de répartition en fonction de la période de l’année pour son alimentation ou sa reproduction. Sa longévité permet d’avoir accès à des données couvrant une période conséquente.
La phénologie de leur migration est très bien connue. Nous savons ainsi que l’aire d’alimentation des baleines bleues est principalement localisée dans les eaux du sud de la Californie de mai à décembre puis elles migrent vers le Costa Rica pour l’hiver pour se reproduire ou donner naissance.

La nourriture de notre mammifère est composée de krill. Lorsqu’elles s’alimentent, les baleines produisent des sons caractéristiques, notés de A à D dans l’étude, considérés comme une véritable communication entre les individus. C’est d’ailleurs un des indices utilisé pour les repérer et définir les limites de ces périodes. Effectivement la modulation des sons produits semblerait induire la fin du nourrissage et enclenchée la période de migration.

L’hypothèse de cette étude est que la variabilité des durées des différentes périodes seraient interdépendantes des propriétés du milieu et de la disponibilité en proies.

Les données acoustiques s’étalent de 2008 à 2017 sur cinq sites de l’aire de répartition californienne. Les sons B sont produits le plus tard dans l’année (départ des baleines pour la période de reproduction) et les sons D le plus tôt dans l’année (arrivée des baleines pour le nourrissage). Les différents sons produits et leurs fréquences sont comparés aux propriétés du milieu incluant les oscillations du gyre subtropical du Pacifique et l’oscillation décennale du Pacifique. Ces deux mécanismes mettent en mouvement de grandes masses d’eaux, formant les grands courants marins, notamment dus à la force de Coriolis. Les espèces migratrices utilisent ces courants pour parcourir de longues distances en économisant leur énergie. Les données des phénomènes El Niño et La Nina sont aussi prises en compte.


Résultats

Les deux sons principaux, B et D, permettant de définir les différentes périodes montrent des variations d’une année sur l’autre et ne dépendent pas de la photopériode comme pour les oiseaux.

Les variations de températures de surface analysées avec les productions sonores des baleines montrent qu’une année froide pour la saison d’alimentation décale le son D (arrivée des baleines) plus tôt l’année d’après. Si à l’inverse les températures ont été plus chaudes, alors le décalage est plus tard l’année suivante. L’équipe soulève alors l’hypothèse qu’outre les propriétés du milieu, la mémoire des conditions passées est un facteur clé chez les baleines bleues pour ajuster leur migration.

Les anomalies de températures influent sur la production du krill. Les années froides sont suivies par une années de grande production de biomasse en zooplancton par le jeu des courants marins faisant remonter une eau riche en nutriments, propice à une forte production primaire.
Les espèces de krill composant les eaux froides sont plus riches en lipides et donc représentent un apport énergétique plus important. Lors du décalage migratoire après une saison froide, les baleines arrivent plus tôt lors de la nouvelle saison d’alimentation dans des eaux encore froides et donc ayant du krill plus nourrissant. Il y a alors un avantage certain au décalage des périodes et une adaptation des baleines afin d’ajuster au mieux leur migration aux propriétés du milieu.

L’analyse sur dix ans des tendances migratoires des baleines bleues a montrée un décalage d’un mois entier dans les arrivées et départs des zones de nourrissages. L’augmentation des températures par le changement climatique induit alors que les baleines passent plus de temps dans ces zones. Si ces décalages de timing migratoires sont démontrés et étudiés pour les espèces terrestres, les espèces marines restent encore peu étudiés. Cependant une étude sur les 27 dernières années a démontré un schéma équivalent d’un mois de décalage pour les rorquals communs et les baleines à bosses dans le Golfe du Saint-Laurent dans l’Atlantique nord.
Les proies sont également soumises aux changements de conditions du milieu de vie, et peuvent donc elles aussi modifier leur comportement et leur répartition. Ceci induit, pour les prédateurs, la nécessité de modifier leur voies de répartition et de migration pour suivre leurs proies, ou s’arrêter à des endroits inhabituels pour se nourrir au cours de la migration. Ces changements, eux induisent alors un retard d’arrivée dans les zones de reproduction, diminuant le succès reproducteur des rorquals bleus.

Mais tous ces ajustements pour contrer une migration qui deviendrait trop coûteuse aux vues du nourrissage trop restreint ou du succès reproducteur trop bas, poussent les mammifères marins à modifier les caractéristiques de leurs migrations au risque de se retrouver en confrontation avec l’Homme.

Tout ceci constitue des indices extérieurs à la baleine, mais comme chez d’autres mammifères (baleine boréale, baleine noire de l’Atlantique nord), le jeu des hormones n’est pas en reste.
Il se pourrait, selon les auteurs, que la leptine, une hormone de satiété, pourrait être un déclencheur supplémentaire pour signaler aux baleines le moment du départ pour leur migration vers les zones de reproduction, associée chez les mâles à un taux de testostérone qui semblerait augmenter à la même période.


Conclusion

Les temps alloués au nourrissage, à la reproduction et à la migration entre les deux aires distinctes, semblent être, chez les baleines bleues, dirigés en interaction avec les propriétés du milieu (température notamment) et les proies, ainsi que la mémoire des baleines et leur profil hormonal.
Ces changements dans la phénologie de leur migration a un impact conséquent sur les mesures de protection de cette espèce en danger. En effet, si ces changements se révèlent définitif du fait du dérèglement climatique, les zones de confrontations avec l’Homme vont être de plus en plus nombreuses et les programmes de protection vont devoir évoluer.


Szesciorka, A.R., Ballance, L.T., Širović, A. et al. Timing is everything: Drivers of interannual variability in blue whale migration. Sci Rep 10, 7710 (2020).
https://doi.org/10.1038/s41598-020-64855-y