Tant par son inaccessibilité que par ses conditions extrêmes, le monde abyssal fascine et nourrit notre imaginaire. Une étude vient de révéler qu’il serait peuplé par une biodiversité trois fois supérieure à celle présente dans l’ensemble de la zone pélagique !
Le plancher océanique profond est le biome le moins exploré de la planète, bien qu’il couvre plus de 60 % de la surface de la Terre. Nous ne connaissons pas la biodiversité réelle qu’il recèle. En effet nous étions incapables, jusqu’à présent, de distinguer la biodiversité benthique indigène au plancher océanique profond, de la biodiversité planctonique pélagique qui coule au fond. Classiquement la vie dans les sédiments abyssaux, des animaux benthiques aux microbes, aide à recycler et/ou à séquestrer la matière (in)organique en train de couler provenant de ces communautés pélagiques numériquement dominées par le plancton microscopique. Ces écosystèmes benthiques sous-tendent donc deux services écosystémiques majeurs d’importance planétaire : le bon fonctionnement des réseaux trophiques océaniques et l’enfouissement du carbone à des échelles de temps géologiques, qui sont tous deux des régulateurs critiques du climat terrestre.
Définir avec précision la biodiversité des abysses, c’est ce qu’à tenté de faire une équipe internationale, du Centre de recherche norvégien (NORCE), du Centre Bjerknes pour la recherche sur le climat, de l’Université de Genève, ainsi que du CNRS/Genoscope et de l’IFREMER en France, en comparant des ensembles de données de méta-barcoding d’ADN eucaryote à l’échelle mondiale.
« Avec près de 1700 échantillons et deux milliards de séquences d’ADN de la surface au fond de l’océan profond dans le monde entier, la génomique environnementale à haut débit élargit considérablement notre capacité à étudier et à comprendre la biodiversité des grands fonds marins, sa connexion aux masses d’eau au-dessus et au monde. », déclare Tristan Cordier, chercheur au NORCE et au Bjerknes Center for Climate Research, Norvège, et auteur principal de l’étude.
Qui vit dans les profondeurs de nos océans ?
En comparant les séquences d’ADN des sédiments avec celles des royaumes pélagiques, il a été possible de distinguer les organismes benthiques indigènes, du plancton en train de couler. Les résultats indiquent que cette biodiversité benthique pourrait être trois fois plus grande que dans les masses d’eau au-dessus ; et cette diversité est composée de groupes taxonomiques très différents et pour la plupart inconnus ! Ces découvertes révèlent une lacune majeure dans les connaissances de la biodiversité marine.
L’analyse de l’abondance et de la composition de l’ADN du plancton dans les sédiments des grands fonds a confirmé que les régions polaires sont des points chauds de séquestration du carbone. De plus, la composition de l’ADN du plancton dans les sédiments prédit la variation de la force de la pompe biologique. Aussi connue sous le nom de cycle marin du carbone, il s’agit d’une série de processus biologiques conduisant à transporter le carbone de la zone photique (recevant la lumière du soleil) vers les fonds marins (où la lumière ne diffuse plus). En simplifiant, on peut prédire si cette pompe fonctionne plus ou moins bien.
« Pour la première fois, nous pouvons comprendre quels membres des communautés planctoniques contribuent le plus à la pompe biologique, sans doute le processus écosystémique le plus fondamental dans les océans », déclare Colomban de Vargas, chercheur au CNRS à Roscoff, France.
Les abysses touchées par le changement climatique ?
Cet ensemble de données génomiques représente le premier panorama actuel et cohérent de toute la diversité eucaryote dans l’océan. Il offre également une occasion unique de reconstruire les océans anciens à partir de l’ADN contenu dans l’enregistrement cumulatif des sédiments, afin d’évaluer l’impact du climat sur le plancton et les communautés benthiques du passé.
On comprend à la lumière des données que ces écosystèmes, qui nous semble si loin et inaccessibles, sont hyper connectés et interdépendants des écosystèmes plus haut dans la colonne d’eau. Un dérèglement en amont va se répercuter d’une manière ou d’une autre sur ces fonds abyssaux encore vierges d’activités anthropiques. Or étant un des pièges à carbone les plus importants de notre Terre, les conséquences seront terrible si cette pompe biologique à carbone se dérègle, elle aussi. Ces communautés benthiques sont spatialement structurées par les bassins océaniques et le flux de carbone organique particulaire (POC) provenant de la couche supérieure de l’océan. Les scientifiques ayant pu distinguer la part de chaque biome, ils peuvent estimer les variations d’exportation de ce POC depuis la surface et de la fraction de celle-ci atteignant le fond marin, indiquant que la biodiversité est essentielle pour l’exportation et l’enfouissement du carbone océanique.
« Nos données ne répondront pas seulement aux questions à l’échelle mondiale sur la biodiversité, la biogéographie et la connectivité des eucaryotes marins. Il peut aussi servir de base pour reconstituer le fonctionnement passé de la pompe biologique à partir d’archives ADN sédimentaires anciennes. Il informerait alors sur sa résistance future dans un océan plus chaud, ce qui est essentiel pour modéliser le futur cycle du carbone dans le cadre du changement climatique », explique Tristan Cordier.
« Notre étude démontre en outre que la recherche sur la biodiversité des grands fonds marins est d’une importance primordiale. Un grand nombre d’organismes inconnus habitent les sédiments des fonds océaniques et doivent jouer un rôle fondamental dans les processus écologiques et biogéochimiques. Une meilleure connaissance de cette riche diversité est cruciale si nous voulons protéger ces vastes écosystèmes relativement vierges des impacts d’éventuelles incursions humaines futures et comprendre les effets du changement climatique sur celui-ci », conclut Andrew J. Gooday, chercheur émérite au National Oceanography Centre, Southampton, qui a également participé à la recherche.
Ensemble, ces résultats mettent en évidence le DOS comme l’un des écosystèmes modernes et des archives fossiles les plus riches de la Terre. Cela fournit la première vision unifiée de toute la biodiversité eucaryote océanique, de la surface aux sédiments profonds, permettant d’aborder pour la première fois les questions d’écologie marine à l’échelle mondiale et à travers l’espace tridimensionnel de l’océan, représentant une étape majeure vers « One Ocean ecology ». Cette étude donne l’espoir d’une stratégie d’intendance plus éclairée et plus efficace pour protéger des écosystèmes océaniques profonds uniques et relativement vierges à mesure que l’exploitation des ressources des fonds marins s’accélère.
Cordier T., Barrenechea Angeles I., Henry N., Lejzerowicz F., Berney C., Morard R., Brandt A., Cambon-Bonavita M.A., Guidi L., Lombard F., Martinez Arbizu P., Massana R., Orejas C., Poulain J., Smith C.R., Wincker P., Arnaud-Haond S., Gooday A.J., de Vargas C., Pawlowski J. 2022. Patterns of eukaryotic diversity from the surface to the deep-ocean sediment. Science Advances. http://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.abj9309.