Enjeux de conservation pour les binturongs

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Mettre en place un plan de préservation pour les espèces menacées nécessite, certes la bonne volonté d’une multitude de personnes, mais au départ il faut savoir ce que nous voulons protéger exactement. En effet si l’espèce que nous voulons préservée n’est pas connue du grand public et mal définie, tout plan de conservation est voué à l’échec avant même d’avoir commencé.

C’est sur ce point que se penche l’étude publiée en octobre 2019 concernant les binturongs. L’association dédiée à ces animaux (ABConservation) a mis en évidence une insuffisance de données sur le statut taxonomique et la répartition des différentes espèces et sous espèces de binturongs.

Comme je l’exposai dans l’article sur le centre de soin de Palawan, les espèces occupent des niches écologiques qui diffèrent de leurs niches culturelles. Et les mammifères carnivores ne font pas exception. Certains sont laissés de côté engendrant des lacunes dans les connaissances et donc des erreurs et inexactitudes dans les statuts de conservation sur lesquels se basent les plans de protection.


Portrait, menaces et dernières données sur le binturong

Le binturong (Arctictis binturong) est un petit mammifère carnivore du sud-est asiatique, arboricole, appartenant au groupe des civettes (Viverridae). C’est d’ailleurs le représentant le plus grand, avec un poids de 6 à 20 kg, mesurant 90 cm et muni d’une queue préhensible tout aussi longue lui permettant de se déplacer aisément dans les arbres. Il se nourrit principalement d’invertébrés, de petits vertébrés et de fruits, notamment des figues pour lesquelles il joue un rôle essentiel dans la germination et la dispersion des graines. 

Vulnérable selon l’IUCN, il est menacé par la destruction et la dégradation de son habitat naturel, les forêts primaires, ainsi que par la chasse (pour sa viande et la médecine traditionnelle) mais aussi par la capture en vue de devenir un animal de compagnie ou d’élevage pour la production du café Kopi Luwak. Ce café luxueux est produit via les excréments de civettes. Toutes ces menaces pèsent lourds sur notre binturong car renforcées par un manque crucial de législations et de sanctions.

L’étude compulse les données déjà disponibles sur l’espèce mettant en évidence les divergences d’opinion quant aux sous espèces et structure de population.
L’étude bien qu’examinant l’ensemble de la zone de répartition connu, met en exergue la population se trouvant sur l’île de Palawan, tantôt considérée comme une espèce tantôt comme une sous espèce. Selon son statut cela aura évidemment une conséquence non négligeable sur le programme de conservation à mettre en place in situ et ex situ.

Palawan a connu un recul de 11% de ses forêts primaires en 17 ans et est connu malheureusement pour être un endroit où le trafic illégal de la vie sauvage est immense.

Un plan européen d’élevage (EEP) a été mis en place dans 193 parcs soit pour 149 individus recensés en 2018 dont seulement 23,2% possédaient un pedigree connu.
Tout plan de conservation in situ et ex situ a pour objectif de maintenir, autant que faire se peut, des lignées non hybridées, d’où cette nécessité urgente de clarifier les statuts taxonomiques des binturongs à plus large échelle que la seule population de Palawan.


Méthode

Il s’agit ici d’une étude génétique sur les échantillons regroupés par l’équipe, échantillons d’individus contemporains, captifs des parcs zoologiques et échantillons de tissus secs de spécimens anciens, conservés dans les trésors des muséums nationaux.

Pour chaque échantillon ils ont séquencé des fragments mitochondriaux et un nucléaire. D’abord amplifiées par PCR selon le protocole établi dans l’étude Veron et al. (2014), les séquences ont été éditées et alignées à la main via BIOEDIT.

Les séquences obtenues sont alors analysées phylogénétiquement selon la méthode du maximum de parcimonie (mis en œuvre dans MEGA 6) et une inférence bayésienne (Mr Bayes v.3.2).
L’équipe a choisi d’enraciner les arbres avec deux espèces de Viverridae : la civette palmiste à trois bandes (Acrtogalidada trivirgata) et la civette palmiste d’Owston (Chrotogale owstoni).

Toutes ces séquences ont été comparées à celles déjà présentes dans les banques de données de
GenBank, permettant alors de couvrir toute la zone de répartition du sud-est asiatique.
Une analyse morphologique typique a été menée ainsi qu’une analyse morpho géométrique.


Résultats

Les fragments nucléaires n’ayant pas donnés de résultats concluants, seuls les résultats des fragments mitochondriaux seront utilisés, exposés ci-dessous.

Plusieurs configurations de la structure des populations ont été construit selon les fragments utilisés, permettant d’inclure selon les cas plus ou moins de spécimens. En effet par exemple le réseau construit sur l’ensemble du cytochrome B (1140 paires de bases) ne permet pas d’inclure tous les spécimens de l’étude, notamment les plus dégradés. Il est alors judicieux de réduire le fragment sur lequel les analyses sont faites permettant d’incorporer un plus grand nombre de spécimens. Ce qui a été le cas dans cette étude avec consécutivement un fragment de 538 pb puis 567 pb.

Ce qui ressort de ces différents réseaux de connections phylogénétiques, c’est une différence évidente entre les populations indochinoises et celles de la région de Sunda dans laquelle les populations de Palawan sont incluses. Cette dernière semble très proche de celle de Bornéo.

Région de Sunda ou région de la Sonde : il s’agit du plateau continental prolongeant le continent asiatique et supportant les îles indonésiennes de Sumatra, Bali, Java et Bornéo. On parle des Iles de la Sonde. Elles étaient rattachées au continent lors des périodes où le niveau de la mer était au plus bas.

L’analyse morphologique n’a pu aboutir à la définition d’un pattern réel entre les différentes aires de répartitions notamment pour les couleurs de fourrure. L’analyse morpho-géométrique pourrait révéler quelques différences être les sous espèces, les populations indochinoises serait plus grandes que celle de la région de Sunda. Ces dernières ne présentent pas de différences notables avec les individus de Palawan. Ces derniers, par contre, semblent plus grands que ceux de Bornéo.


Comment interpréter ces résultats ?

La présence de deux principaux haplogroupes au sein des binturongs, respectivement les régions indochinoises et la région de Sunda correspondent aux divisions biogéographiques induites par les variations du niveau de la mer et les extinctions locales au niveau de l’isthme de Kra. Cette région correspond à la partie la plus étroite de la péninsule allant de la Thaïlande à la Malaisie. Ls auteurs précisent que nous retrouvons la même configuration biogéographique chez les autres espèces de mammifères de cette région. Un petit éclaircissement s’impose pour cette transition zoogéographique et l’effet péninsule, je vous l’explique grâce à l’étude se focalisant dessus.


Etude de D.S. Woodruff et L.M. Turner (2009), la transition zoo-géographique indo-sundaïque
Les auteurs ont examinés la distribution de 325 espèces de mammifères non marins indigènes de la région de l’isthme de Kra jusqu’à Singapour. Ils ont mis en évidence que certaines espèces ont disparues d’une partie de leurs aires de répartition historiques ou que ces dernières se sont considérablement amoindries, notamment au centre et au nord de la péninsule. Ceci est attribuée à des changements du niveau de la mer, plus de 58 élévations rapides du niveau marin dépassant 40m au cours des derniers 5 millions d’années. Ces variations ont entrainé la compression de la faune et la disparition locale de populations des zones étroites de terre. Le déclin de la diversité spécifique induit au sud de la péninsule est attribué à « l’effet péninsule » comparable à l’effet insulaire.


Les résultats obtenus suggèrent que la population de Palawan est un haplogroupe très proche des individus de Bornéo. Ils constituent un groupe monophylétique provenant d’un événement unique que représente la colonisation depuis Bornéo vers Palawan lors des régressions marines. Cette configuration de population pour Palawan suggère également qu’elle possède un polymorphisme faible induisant à long terme une faible survie. C’est donc ce point qui est scruté pour la mise en place de plans de sauvegarde et de préservation de la population de Palawan, typique d’un effet fondateur.

Les distinctions morpho-géométriques établies ne peuvent pas être certifiées du fait d’un nombre trop limité de données.

Les données génétiques concernant les origines des individus des parcs zoologiques inclus dans l’étude font ressortir des croisements entre les lignées, du fait des erreurs d’identification des spécimens. Ce qui amène à considérer les origines décrites dans les parcs zoologiques avec précaution. Les implications qui découlent de ces résultats pour le programme d’élevage est alors de maintenir séparé autant que possible les lignées, et avec une attention particulière pour celle de Palawan.

Ces données génétiques sont à pondérer néanmoins car elles ne rendent compte que de la lignée maternelle (mitochondrie) étant donné que les fragments nucléaires n’ont pas été concluants.


Conclusion

L’étude a donc permis une meilleure connaissance du polymorphisme génétique et de la structuration de la population des binturongs à travers leurs aires de répartition.

Les individus de Palawan représentent une entité de conservation importante d’après les résultats tirés de l’étude. Il est donc primordial de maintenir cette lignée sans croisement, en plus de la protection face aux menaces anthropogéniques.

Un programme est en place pour étudier plus spécifiquement les binturongs de Palawan, grâce à l’association ABConservation.

G. Veron, et al. 2019. Genetic diversity and structure of the binturong Arctictis binturong (Carnivora: Viverridae) – status of the elusive Palawan binturong and implications for conservation
https://doi.org/10.1093/zoolinnean/zlz100