Une analyse croisée parue en fin d’année 2019 via le ministère de la transition écologique et solidaire met en exergue la problématique que nous rencontrons quand nous voulons protéger la nature : on ne peut pas TOUT protéger il faut donc définir des zones prioritaires mais COMMENT ?
C’est là que l’analyse croisée intervient… plongeons dans cet univers !
Il s’agit d’une étude menée sous l’égide du MNHN (Muséum National d’Histoire Naturel) et du CGDD (Commissariat Général du développement durable), pour permettre d’intégrer la protection de la biodiversité dans les projets en France métropolitaine, avec plus de pertinence, car la répartition des espèces, faune et flore, est hétérogène et les espèces ne présentent pas toute la même contribution à la biodiversité globale du territoire.
C’est quoi la biodiversité ?!
C’est la contraction de l’expression diversité biologique, inaugurée à Rio en 1992. Elle représente l’ensemble formé par le nombre total d’espèces (micro-organismes, végétaux, chlorophylliens, animaux, champignons) présentes dans un milieu donné. On prend en compte la diversité au sein des espèces, entre les espèces et celle au sein des écosystèmes.
La biodiversité s’articule donc autour de trois axes, la diversité génétique entre les populations d’une même espèce, la diversité ou richesse spécifique c’est à dire la composition en espèces différentes, et enfin les écosystèmes. Un écosystème est un ensemble formé par deux éléments en interaction permanente : un environnement de nature physico-chimique, abiotique, délimité dans le temps et l’espace (le biotope) et l’ensemble des êtres vivants (biocénose) qui habite ce biotope.
Ainsi la biodiversité globale est l’ensemble des espèces faunique et floristiques, tout en y intégrant l’ensemble des interactions qui les relient entre elles et avec le milieu dans lequel elles vivent.
Wikimedia commons (c)
Comment comptabiliser la biodiversité ?
Comme je l’expliquais dans l’article précédent (enjeux de conservation pour les binturongs) tout projet de conservation ou de protection d’espèces, et à plus large échelle de biodiversité globale, nécessite une délimitation précise des statuts taxonomiques donc une définition précise de ce que nous voulons et devons protéger, en fonction notamment de leur vulnérabilité face aux dégradations de la Nature.
L’idée est d’obtenir par un processus d’optimisation de hiérarchisation des enjeux (en d’autres termes une hiérarchisation des espèces), applicable à tout le territoire sous forme de maillage permettant l’émergence des zones irremplaçables par la composition en espèces qu’elles hébergent. Ce concept rejoint le concept d’espèce clé de voûte, définissant une espèce dont un écosystème dépend. Cette espèce a ainsi un enjeu de protection extrêmement élevé. Ici ce sont des “espaces clés de voûte” en quelque sorte que nous voulons pouvoir définir. On parle alors de zones irremplaçables via le concept d’irremplaçabilité de la biodiversité.
Une fois les mailles “points chauds” de biodiversité listées, il a fallu définir les pressions subies par ces dernières via l’occupation et l’usage des sols.
Selon Edward Osborne Wilson, un des fondateurs du concept de biodiversité, cette dernière est soumis à 5 facteurs de pression résumés par l’acronyme HIPPO :
– H = “Habitat loss” = dégradation ou destruction des habitats naturels.
– I = “Invasives species” = introduction et dissémination d’espèces exotiques envahissantes
– P = Pollution
– P = “human Population” = accroissement et répartition de la population
– O = “Overhaversting” = surconsommation des ressources naturelles
On ajoute à cet acronyme le C du Changement climatique, 6ème menace sur la biodiversité.
Concept d’irremplaçabilité de la biodiversité
Partant du constat que les espèces (faune et flore) ne sont pas réparties de façon homogène sur le territoire par leur histoires naturelles et les activités anthropogéniques, il est aisé de concevoir que des espèces rares, par exemple, n’étant présentes que sur certaines zones, confèrent à ces-dernières une valeur naturaliste plus grande.
En prenant en compte l’aspect quantitatif (richesse en espèces) et qualitatif (composition en espèces, espèces rares), on définit un score de 0 à 100, représentant le degré d’importance et donc d’irremplaçabilité d’une zone. On peut ainsi délimiter les zones les plus contributives à la biodiversité générale.
Qu’y a t-il dans cette équation ?
3,9 millions données pour 7385 espèces, issues des inventaires de l’INPN (Inventaire national du patrimoine naturel) du MNHN.
Ces données sont multi-partenariales (sciences participatives, associations, ONF, centres de recherches, …) et s’étalent de 1950 à 2016.
Le maillage du territoire métropolitain a été effectué avec des mailles de 10 km de coté, Corse comprise, tout en appréciant différemment les mailles situées sur le littoral et en montagne.
Chaque maille a été caractérisée par des variables descriptives
– la richesse spécifique pour chaque groupe et regroupement taxonomiques ;
– le nombre d’espèces (sub)endémiques ;
– le nombre d’espèces à statut (menacées, protégées) ;
– la contribution à la biodiversité globale (ou score d’irremplaçabilité) ;
– la surface et la part de la maille classée en Znieff de type 1
Les Znieff ou zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique de type 1 font partie d’un programme initié en 1982 par le ministère chargé de l’Environnement et coordonné scientifiquement par le MNHN. De superficie généralement réduite, elles sont des espaces homogènes d’un point de vue écologique et qui abritent au moins une espèce et/ou un habitat dit « déterminant(e) », c’est-à-dire rare ou menacé(e), d’intérêt aussi bien local que régional, national ou communautaire.
N’étant qu’un nombre d’espèces par unité d’espace, la richesse spécifique est par définition très sensible à la pression d’observation d’où l’importance d’avoir une approche multi-espèce, rendant cette valeur moins dépendante de la sous prospection de certains taxons ou de certaines régions.
Résultats
La richesse spécifique varient considérablement d’une maille à l’autre.
Les territoires les plus diversifiés en espèces se situent principalement en montagne, sur le pourtour méditerranéen, sur l’axe ligérien et ses principaux affluents, ainsi qu’en forêt de Fontainebleau. Le Sud ouest semble être caractérisé par une faible diversité en espèces, qui pourrit seulement être le fait d’un manque de données collectées. La Bretagne et la Corse présentent également une biodiversité moindre, respectivement du fait d’un effet péninsule, et d’un effet insulaire, limitant la colonisation.
La répartition des espèces endémiques en France se situe en Corse, sur le littoral, plutôt en montagne qu’en plaine et dans le sud et l’est du pays.
Les « points chauds » de biodiversité sont plus denses sur le littoral (20 % des mailles irremplaçables se situent sur le littoral), en montagne (au-dessus de 600 m d’altitude) et dans la zone méditerranéenne.
Quelles menaces pèsent sur le biodiversité ?
La réduction et la dégradation des milieux naturels sont les premiers facteurs menant à une perte de biodiversité sur les territoires irremplaçables.
C’est l’usage que l’on fait des sols qui impactent fortement les milieux naturels. L’analyse a pour objectif de dresser la liste de ces usages et de les comparer aux cartes des territoires irremplaçables permettant de mettre à jour la congruence des pressions sur certains points chauds de biodiversité. Cette constatation donne la possibilité de focaliser les efforts de protection sur ces zones.
Les surfaces artificialisées désignent toute surface soustraite de son état naturel, forestier ou agricole, qu’elle soit bâtie ou non, revêtue ou non.
Le changement d’affectation de l’usage des sols, c’est par exemple des prairies labourées puis mises en culture, des zones humides plantées en peupleraies, ou encore d’anciens pâturages extensifs embroussaillés puis boisés suite à l’abandon de l’activité pastorale.
L’intensification des pratiques agricoles n’est pas en reste en ce qui concerne la dégradation des milieux, avec emploi excessif des engrais, homogénéisation des milieux, entretien inadapté des haies, pratiques aux impacts négatifs comme la fauche précoce de certains champs empêchant la nidification d’oiseaux, comme le Râle des genêts (Crex crex).
Râle des genêts
Wikimedia (c)
Quelles variables utiliser ?
Pour chaque maille définie précédemment, les auteurs ont définis les variables suivantes :
– nombre d’habitants et densité de population
– linéaire routier et densité de routes permettant d’approcher la fragmentation de la maille
– surface imperméabilisée et degré d’imperméabilisation selon la couche haute résolution de CORINE Land Cover
– surface et part de la maille occupées par les 44 postes d’occupation des sols définis dans le nomenclature CORINE Land Cover
– surface et part de la maille occupées par les zones humides en 2012.
Pour mesurer les enjeux de biodiversité, une approche descriptive des pressions citées ci dessus pour chaque maille est faite, puis le croisement des scores d’irremplaçabilité avec le niveau de pression s’y exerçant.
Résultats
De cette partie de l’étude, il ressort que 4 à 8 % du territoire sont des mailles irremplaçables à enjeux potentiellement très importants, et concentrant 9,4 à 16,5 % de la population.
La densité de population, du réseau routier, les surfaces imperméabilisées et artificialisées, de cultures permanentes, mais aussi les forêts, les surfaces en eaux et de zones humides sont plus importantes dans le réseau de mailles irremplaçables que dans les autres mailles du territoire. Seules les terres arables sont proportionnellement moins étendues dans les mailles irremplaçables que dans le reste du territoire.
Ceci tend à supposer que les secteurs de grandes cultures ne contribuent pas dans leur ensemble à la biodiversité globale, mais que des pressions fortes s’exercent dans des zones, à l’inverse, très contributives et de forte patrimonialité.
Les territoires possiblement sous tension sont en Île-de-France, en Alsace et dans la région bordelaise, dans les vallées du Rhône, de la Loire et de l’Allier, et sur les littoraux des Hauts-de-France, de l’Atlantique Nord et de la Méditerranée.
Quelles mesures de protection pour la biodiversité ?
La création des aires et zones protégées est la première réponse à la préservation des zones sous tension et irremplaçables. La troisième partie de l’étude s’intéresse donc à chiffrer le taux de recouvrement des mailles irremplaçables mises en évidence dans les deux autres parties par les zones d’aires protégées ainsi que le réseau Natura 2000, qui contribue lui aussi à mettre en protection des zones au fort potentiel patrimonial.
Cette superposition des zones permet de mettre en évidence les lacunes en termes de protection.
Il existe différents types de réponses face aux enjeux de conservation de la biodiversité comme la publication de listes d’espèces protégées, la rédaction et la mise en oeuvre de plans nationaux d’actions, la contractualisation de mesures agri-environnementales, d’actions de sensibilisation des décideurs et du grand public et la création d’aires protégées. C’est uniquement ce dernier point qui est pris en compte dans l’analyse.
Un niveau de réponse en quatre degré (nul/quasi nul, faible, moyen et fort) a été défini pour chaque maille en fonction de la part de celle-ci couverte par des protections fortes ou foncières, mais aussi de la part en sites Natura 2000 désignés au titre de la directive Habitats.
L’analyse indique que les mailles irremplaçables abritent davantage d’aires protégées que les autres mailles. Ce résultat est normal aux vues de la mise en oeuvres des recherches dans cette étude (définition de ce qui est pris en compte ou non ). Toutefois, 14 à 18 % des mailles totalement irremplaçables ne sont pas ou presque pas couvertes par de tels espaces protégés. 17 à 29 % du territoire métropolitain font partie des zones de vigilance en ce qui concerne les enjeux nationaux de biodiversité. De plus, 37 à 52 % de la population métropolitaine résident dans ces secteurs. Les régions concernées par ces zones de vigilance sont l’arrière-pays méditerranéen, la vallée du Rhône, le Bassin parisien, la Flandre, le nord de la plaine alsacienne et le bassin aval de la Loire.
Conclusion
Outre l’avantage évident de l’informatisation et de la bancarisation des données permettant des analyses multi-espèces conséquentes dans un cadre état-pression-réponse, ces jeux de données permettent de lier la répartition des espèces animales et végétales aux enjeux nationaux de la biodiversité et rendre plus concrets et accessibles aux décideurs des informations cruciales sur la nature. Ce type d’analyses est déclinable à des échelles différents et selon des critères plus ou moins drastiques.
La répartition des mailles irremplaçable à travers le paysage métropolitain s’explique par l’hétérogénéité de la répartition des espèces du fait des conditions géographiques, environnementales, écologiques et anthropiques. Le degré d’imperméabilisation du sol est important dans ces mailles tendant à créer des tensions très fortes sur ces espaces, de même que la part des cultures permanentes.
Il est nécessaire de mener d’autres études sur le même modèle mais à des échelles différentes, c’est-à-dire locales et en termes de régions biogéographiques, ces dernières constituant des entités cohérentes en terme de biodiversité et non pas un découpage arbitraire de zones administratives. Ces futurs résultats seraient alors mis en parallèle avec ceux issus des rapportages dans le cadre de la directive Habitats, Faune, Flore.
On peut également envisager la déclinaison de ce type d’analyse selon les espèces protégées ou menacées et non plus prendre en compte un ensemble hétéroclite d’espèces (protégées et non protégées, j’entends), ou alors selon un groupe taxonomique particulier.
Il reste néanmoins les données temporelles à mettre en relation avec ces analyses, dépendant de la disponibilité de jeux de données compatibles, se restreignant à une région ou à un groupe taxonomique.
A terme toutes ces analyses et travaux permettraient de mettre en place des indicateurs très pertinents de la biodiversité. Elles fourniraient les bases de réflexions dans le cadre de la Stratégie de création d’aires protégées (SCAP).
Pour terminer, ces résultats pourraient s’avérer utiles dans le cadre de la phase d’évitement de la séquence « ERC » (éviter-réduire-compenser), si il est possible de mobiliser des données précises à l’échelle locale, d’intégrer les problématiques spécifiques de l’évitement (espèces à enjeux de protection…) et de considérer des données propres aux projets (enjeux sociaux, économiques, techniques).
Il apparaît donc crucial de peaufiner et d’utiliser ces nouveaux outils d’analyses croisées afin de mettre en place des stratégies de protection et de sauvegarde de zones et d’espèces plus efficaces et décisives aux vues des enjeux patrimoniaux de biodiversité globale et des pressions anthropogéniques très fortes à l’heure actuelle.