Un bon programme de réintroduction d’animaux sauvages en milieux naturels dépend essentiellement du soutien des populations locales. C’est donc une partie du problème qui rentre en ligne de compte quand on décide d’un programme, la cohabitation animal/Hommes. Mais qu’en est-il si le programme est trop “réussi” ? Y-a-t-il des conséquences négatives à ce genre de programme, surtout quand il s’agit de grands mammifères ?
Les grands mammifères peuvent poser des problèmes sociétaux car ils sont visibles dans le paysage, peuvent interagir avec d’autres espèces indigènes ou avec les humains. Ces derniers ont des opinions controversées face à ces grands mammifères, souvent par manque de connaissances et donc à cause des préjugés. Il est donc essentiel d’intégrer ce volet dans les programmes de réintroduction et ainsi répondre aux préoccupations locales.
C’est une étude menée sur le réintroduction du bison américain (Bison bison), le plus grand mammifère de ce continent, qui nous donne quelques réponses à notre question.
Photo aérienne provenant de l'étude de T.S. Jung
Le bison américain a été réintroduit depuis 1988 au Yukon (Canada), ce qui forme maintenant l’une des plus grandes populations en liberté au monde. On peut considérer qu’il s’agit d’un programme de réintroduction réussi malgré les réticences qu’il y a encore vis-à-vis de leur impact écologique. Par exemple, on peut citer des dommages aux biens personnels (clôtures) ou l’empiétement sur les zones de cultures ou des sentiers de randonnée, et leur potentielle agressivité. L’impact sur les espèces floristiques (piétinement ou pâturage de plantes rares ou aux vertus médicinales pour certaines populations) et faunistiques (interférence ou compétition apparente) peut aussi être débattu. C’est pourquoi le gouvernement de Yukon veut limiter l’augmentation démographique de ces populations à une taille qu’il pourrait “gérer”, c’est la capacité de charge sociale. L’idée est que plus le densité augmente plus la taille des différents groupes d’animaux augmente aussi et donc les problèmes qui leur sont adjoints.
Il est donc utile de comprendre ce qui fait varier la taille des groupes, si la relation densité / taille du groupe s’applique aux bisons, ou si d’autres facteurs rentrent en compte ?
En effet vivre en groupe confère des avantages et des inconvénients, les individus cherchant à optimiser la taille du groupe en fonction des conditions écologiques et environnementales, car elles varient avec le temps.
Ce bison est souvent imaginé comme dans les films, se regroupant dans les grandes plaines, couvrant une superficie incroyable. Mais il faut savoir que ces regroupements sont assez mal connus, les groupes fonctionnent par fission-fusion. Les connaissances en milieux forestiers sont encore plus restreintes, comme la taille des groupes de bisons, d’ailleurs.
Il est primordial de savoir définir les moments où la taille du groupe grandit, en fonction des saisons. Il a été rapporté que lors des saisons d’accouplement, les groupes s’accroissent, comme au parc de Yellowstone. Ce qui n’est pas le cas pour une population vivant à Wood Buffalo. En sachant les périodes critiques de l’année, nous pourrions alors désamorcer, voir même éviter des conflits avec l’homme.
Méthode
Haines Junction,
Wikipedia
Les données testées s’étendent sur 15 ans, pour des bisons dans l’écozone de la cordillère boréale, à côté du parc national de Kluane et au nord-est du village de Haines Junction du Canada. Elles regroupent les tailles des populations de bisons en fonction des saisons.
L’auteur a testé si l’expansion de la population était dépendante de la densité de la population. En d’autres termes, est-ce que la population peut s’accroitre même si le groupe est déjà grand. L’auteur a aussi testé le moment de l’année où les groupes se formaient, pour savoir s’il y a une concordance. La disponibilité en nourriture est le facteur clé de ce point. En effet, si les ressources sont abondantes, le groupe formé peut potentiellement être plus important, que si les ressources sont rares (compétition intra spécifique).
Densité dépendance du groupe
La densité de population est considérée comme un facteur clé de la démographie des ongulés, mais relativement peu d’études ont examiné son influence sur leur écologie sociale et surtout sur le bison qui est l’un des plus grégaires des ongulés.
L’étude n’a démontré aucune corrélation positive entre la densité de population et la taille du groupe, que ce soit en hiver lorsque les groupes sont plus petits (moins de 10% des agrégations), ou en été quand les groupe sont plus importants (moins de 22% des agrégations).
L’auteur suppose, à l’appui des données, que le facteur clé de la démographie des bisons, ici, est la saison. Les grands groupes se sont constitués surtout après le vêlage et avant le rut.
Une interrogation demeure pourquoi la densité ne joue pas un rôle plus important, comme chez d’autres espèces. L’auteur amène un début de réponse, soutenu par une étude sur des gazelles (Blank et al., 2012). Dans la région d’étude, la population de bisons a triplé. Mais cette augmentation n’a pas été suffisamment importante pour déclencher une réponse dépendante de la densité de la taille du groupe, car la population était toujours stable. Dans l’étude sur les gazelles, il a fallu que la population soit multipliée par sept pour que la densité joue un rôle. Dans l’étude de T.S. Jung, la stabilité des groupes semble plus grande avec des groupes plus grands.
Bison à Haines Junction
Des bisons estivants ou plutôt hivernaux ?
La réponse : estivants !
En effet l’étude a montré que la taille moyenne et typique des groupes était plus élevée en été que pendant les autres saisons. Les grands groupes (> 30 bisons) ont été observés en été plus fréquemment que pendant les autres saisons.
On peut l’expliquer par l’utilisation en été d’espaces ouverts par les bisons, plus favorable à des groupes de grandes tailles. Il est facile de comprendre, vue la carrure des individus, qu’un milieu ouvert peut contenir plus d’animaux qu’en milieu forestier.
Une deuxième explication serait l’abondance des ressources alimentaires et la bonne qualité du fourrage, permettant de réduire drastiquement la compétition intra spécifique (entre les individus d’une même espèce). La capacité de charge, dont nous avons déjà parlé dans le précédente article sur les rennes) semblent donc être un modulateur de la taille du groupe.
Les petits sont plus vulnérable lors de leur premier été face à la prédation. Il semblerait ainsi que les grands groupes soient une stratégie anti-prédatrice efficace. On peut également ajouter que ces grands groupes sont aussi efficace contre le harcèlement des insectes plus nombreux en été.
Il ne faut pas oublier que les groupes fonctionnent par fusion/fission et les mâles s’ajoutent aux groupes existant avant le rut, augmentant de fait la taille de ces groupes.
Cohabitation animaux et hommes
La principale peur de la population côtoyant les bisons était que la croissance des populations pourrait entraîner une augmentation de la taille des groupes, ce qui à son tour pourrait entraîner des impacts sociaux et écologiques plus importants.
Or l’étude n’a trouvé aucun lien entre ces deux variables. Mais la solution avancée par la population locale était de diminuer la population globale, ce qui ne se justifie plus suite aux résultats de l’étude. De plus, si on réduit la population, on risque d’augmenter la fréquence des grands groupes, si on suit les données de l’étude.
Cependant, l’évolution de la taille des groupes n’est pas linéaire, l’auteur conseille aux gestionnaires de surveiller les changements si l’abondance augmente sensiblement à l’avenir.
Harde de bisons, Yukon
Le dialogue entre les gestionnaires de la faune et les populations locales ne doivent donc plus être focalisées sur l’inquiétude de l’abondance et de la taille des groupes, mais plutôt être un échange afin de réussir à déterminer où et quand les conflits réels apparaissent pour déterminer les actions préventives à mener, notamment l’été quand la taille des groupes augmente.
En 2012, au Yukon, des ateliers participatifs entre les gestionnaires et les populations locales ont permis de mettre au point quelques solutions pour limiter les conflits, comme empêcher les bisons d’approcher des autoroutes l’hiver lorsque la visibilité est réduite, les empêcher également de fréquenter les ranchs ou les lieux culturels par la mise en place de clôture.
C’est donc l’objectif principal des gestionnaires : réduire et atténuer les conflits perçus et améliorer la coexistence, indépendamment de l’abondance des bisons, entre ces derniers et les hommes.
En septembre 2020, un chasseur du Yukon a succombé à ses blessures après avoir été attaqué par un bison, qu’il pourchassait. Le bison a lui aussi succombé à ses blessures. Une enquête est ouverte par les gestionnaires du parc. Les confits existent, outre les préoccupations de densité et de taille des groupes, et particulièrement lors de la chasse. En 2017, un autre chasseur avait été blessé par un bison qui avait contre attaqué après que le chasseur lui ait tiré dessus. Les gestionnaires de la faune ont un rôle d’éducation à jouer pour que les conflits s’apaisent.
Conclusion
Le bison est un animal emblématique et sa réintroduction suscite l’intérêt du monde entier. Cependant, il faut avoir le soutien de populations locales pour que les programmes de réintroduction fonctionnent et leur fournir la garantie que les gestionnaire sont bien conscients des enjeux socio-économiques et de la cohabitation fragile entre les hommes et les animaux. La capacité de charge sociale est un facteur clé et limitant. En prenant en compte les préoccupations des populations locales, en essayant de trouver des solutions viables avec elles, la capacité de charge sociale des populations locales, vis-à-vis du bison, pourrait augmenter et donc la population de bisons également, afin qu’ils puissent revenir sur leur aire de répartition historique et non plus être limités à de petites zones.
Compréhension et conciliation doivent être des mots faisant partie des programmes de réintroduction et de conservation, pour toutes les espèces, afin que leur avenir ne soit pas déjà scellé avant même que les programmes ne démarrent. Il en va de notre vie à tous, un écosystème en bonne santé et équilibré est la clé.
Thomas S.Jung, Investigating local concerns regarding large mammal restoration: group size in a growing population of reintroduced bison (Bison bison). Global Ecology and Conservation, Volume 24, December 2020, e01303
https://doi.org/10.1016/j.gecco.2020.e01303