Percevons-nous les grands félins, espèces clés et emblématiques, à leur juste valeur ? C’est la question qui se pose lorsque les conflits avec les humains peuvent mettre à mal les efforts de conservation visant ces espèces …
Qu’entend-on nous par grands félins ?
C’est un groupe vaguement défini contenant les espèces du genre Panthera mais aussi parfois les guépards (Acinonyx jubatus). Ces espèces jouent toutes un rôle primordial dans les écosystèmes dans lesquels elles vivent, étant espèces clés et même considérées comme indicateur de la bonne santé d’un milieu. En effet, ces animaux permettent de limiter les populations d’herbivores et de mésoprédateurs par la prédation et la compétition. Ils se répartissent sur les 6 continents et à travers des biomes très variés allant de la savane africaine à l’orée des forêts de toundra de Russie.
Ils sont actuellement en déclin. Selon la liste rouge de l’UICN, les pumas sont classés parmi les moins préoccupants et les jaguars sont classés comme quasi menacés. Les lions, les guépards, les léopards des neiges, les léopards sont répertoriés comme vulnérables et les tigres comme en voie de disparition. Les principales menaces sont le changement d’utilisation des terres, le changement climatique, les représailles dues à l’abattage de bétail et le braconnage que ce soit pour les trophées ou les rituels, impactant à divers degrés les différentes espèces. Par exemple le léopard des neiges est beaucoup plus sensible au changement climatique car son aire de répartition est dans l’Himalaya. Le réchauffement climatique modifie de manière considérable ce biome.
Pourquoi étudier notre perception des grands félins ?
Les efforts de conservation passant par l’éducation tentent de réduire les conflits et d’améliorer les perceptions locales des grands félins, avec des niveaux de réussite variables. Mais les anciennes croyances ont force de vérité malheureusement. Comme nous l’avons vu dans les autres articles que ce soit pour le bison ou pour le jaguar aux Etats-Unis l’acceptation et la tolérance de la population locale sont des facteurs majeurs dans la réussite ou non des programmes de conservation des prédateurs ou des espèces imposantes. Cependant les prédateurs du type des grands félins représentent un des problèmes les plus complexes en terme de gestion de faune tant ils suscitent curiosité mais aussi peur voir de la haine lorsque il y a un passif entre l’homme et l’animal. Rappelez-vous l’article sur l’empathie, les auteurs, à travers le spectre de l’évolution arguent que la capacité d’empathie a sûrement permis à nos ancêtres de mieux comprendre les animaux sauvages, analyser et prévoir leur réactions facilitant leur chasse ou les prémunissant, dans le mesure du possible, des dangers qu’ils représentent. Notre compassion et empathie envers certaines espèces induisent un fort sentiment de protection mais qu’en est-il lorsque ces animaux provoquent simultanément des sentiments contraires ?
Une stratégie pour étudier le conflit homme-faune ou la tolérance des espèces consiste à utiliser le continuum conflit-coexistence (Frank, 2016). Ce continuum décrit le conflit à une extrémité du spectre, une forme d’intolérance qui inclut le meurtre de toutes les espèces animales en conflit avec les humains. Le côté opposé du spectre décrit la coexistence complète, où les habitants peuvent même renoncer à leurs propres intérêts pour promouvoir ceux de la faune.
L’étude de W. Corcoran et B. Fisher s’attèlent à passer en revue la littérature disponible concernant la perception des humains sur les espèces, ce qui peut aider les futurs efforts de recherche pour d’autres mégafaunes dont les perceptions peuvent être comparables à celles des grands félins.
Quelles visions des grands félins ont-ils découvert?
Étonnamment, de manière générale, les perceptions des populations locales vivant à proximité des aires de répartition des félins, ont une perception neutre voir positive de ces espèces.
Néanmoins, W. Corcoran et B. Fisher mettent en évidence trois principaux facteurs de conflit homme-animaux :
- la prédation du bétail ou des animaux domestiques,
- les attaques contre les humains,
- le braconnage/les meurtres de représailles de grands félins.
Ces moteurs de conflit ont un impact varié sur la tolérance. La prédation peut conduire soit à des attitudes négatives dans une région et entraîne souvent des pertes économiques pour les individus ou les communautés dans leur ensemble. Soit, mais de manière exceptionnelle, les habitants pensent que la prédation du bétail par un félin est un signe de bonne fortune, ou simplement comme faisant partie de la vie. Ce dernier point est une vision beaucoup plus répandue.
La peur et/ou le risque de blessure humaine peuvent également conduire à des perceptions négatives, en particulier lorsque les habitants sont obligés d’entrer dans l’habitat des grands félins pour les produits forestiers ou pour permettre au bétail de paître. C’est ce que nous avons également vu dans l’article concernant la réintroduction du jaguar. Mais des mesures préventives peuvent limiter ces impacts comme la gestion des populations abondantes de proies sauvages, l’établissement de sources d’eau pour le bétail loin du couvert de chasse, l’utilisation de clôtures pour exclure le bétail des zones riveraines et autres zones sensibles, et l’emploi de cavaliers pour gérer le bétail et effrayer les prédateurs.
Nuançons les visions positives qui ressortent de l’étude. Les auteurs soulignent que les jeunes ont une vision moins négative que les personnes plus âgées, que les individus ayant moins de risque de perte économique liée au félin ont également une vision plus favorable. Enfin les croyances religieuses pro-nature, l’écotourisme et les connaissances écologiques accrues soutiennent des visions positives.
Un point particuliers est la perception des grands félins à travers les aires protégées qui sembleraient provoquer plus de perception positive face à ces prédateurs. Par exemple le peuple Massaï du sud du Kenya a amélioré son attitude envers les lions lorsque les efforts de conservation ne les empêchaient pas de continuer à pénétrer dans l’habitat du lion. Une étude récente de Naidoo et al. (2019) a remis en question l’idée reçue que les aires protégées imposaient des coûts importants aux habitants. Il a montré que dans plus de 600 aires protégées dans 34 pays en développement, les aires protégées ont amélioré la santé et les résultats économiques des locaux par rapport à ceux en dehors des aires protégées.
Enfin les éleveurs sont la catégorie de personnes ayant le plus souvent une perception négative des prédateurs du fait de la perte économique induite par le prédation. Par exemple, pour faire suite à l’article sur les jaguars, peu d’éleveurs sont favorables à sa réintroduction aux USA, contrairement à des non-éleveurs ou des individus pro-nature. Les programmes de compensation qui indemnisent les propriétaires de bétail lorsqu’un prédateur attaque leur bétail, visent à augmenter leur niveau de tolérance, faire évoluer leur perception. Cependant ces programmes doivent prendre en compte les difficultés inhérentes comme les fausses déclarations.
L’identité sociale et de groupe est un facteur à intégrer dans l’évolution de la tolérance des grands félins. Les hommes ont tendance à suivre et à agir “comme les autres”, ce qui sous-entend pour les auteurs, qu’il faut “normaliser” la tolérance envers les grands félins, créer une “norme”. En d’autres termes, si tout le monde trouve normal de vivre aux côtés de ces espèces, avec la possibilité d’incidents, ils seront beaucoup mieux tolérés et l’envie de les protéger grandement augmentée. Les programmes de conservations ne seront plus condamnés d’avance.
Conclusion
Le soutien local à la conservation des grands félins, crucial pour une campagne de conservation réussie, est probablement possible dans l’ensemble des aires de répartition des grands félins – étant donné les attitudes généralement neutres à positives envers les grands félins.
Une revue prenant en compte un plus grand nombre d’études et élargie géographiquement est la clé pour comprendre l’évolution de ces perception au cours du temps et des populations, afin d’adapter les programmes de conservation et préservation de la faune sauvage in-situ. Il faut aussi préciser que ces perceptions sont culturelles le plus souvent, il faut donc absolument connaître les populations locales et leurs cultures pour comprendre le mécanisme de tolérance des grands félins et même de toutes autres espèces à protéger et qui pourraient potentiellement être à l’origine des conflits humains-animaux.
Cette étude dresse néanmoins un tableau moins noir que l’on pourrait penser face aux idées reçues des conflits humains-grands félins et porte un espoir quand à la cohabitation non conflictuelle possible entre les hommes et les animaux.
Corcoran, W. and Fisher, B. (2021), Life with big cats: local perceptions of big cat species. Anim. Conserv.. https://doi.org/10.1111/acv.12756